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AP- Ancien chroniqueur vedette de « CNews », Eric Zemmour vise dorénavant la présidentielle. Le candidat d’extrême droite cultive un lien particulier avec les médias du groupe Vivendi, dont il était salarié avant de se lancer en politique.

Zemmour est le candidat d’un groupe audiovisuel. ​Ces mots sont ceux de François Hollande. Le 30 octobre, le quotidien italien Corriere della Sera publie une interview de l’ancien président français. Dans celle-ci, François Hollande évoque la montée en puissance d’Eric Zemmour, pas encore candidat mais déjà dans toutes les discussions.

On reprochait à Silvio Berlusconi de mettre ses télés au service de sa carrière politique, mais maintenant, il y a un groupe privé, celui de Bolloré, qui a choisi Zemmour comme porte-parole de ses intérêts​, enchaîne l’ancien locataire de l’Élysée.

L’accusation est directe et reflète le malaise grandissant d’une grande partie du monde politique sur la trajectoire empruntée ces derniers mois par les médias du groupe Vivendi.

En 2014, Bolloré arrive, Zemmour s’en va

L’histoire commence en 2012 lorsque le milliardaire Vincent Bolloré devient actionnaire du groupe propriétaire de Canal +. Le chef d’entreprise breton gagne rapidement en importance puisqu’il devient dès juin 2014, président du Conseil de surveillance de Vivendi.

À l’époque, Vincent Bolloré est perçu comme un homme d’affaires conservateur et fervent catholique mais il s’exprime peu sur la vie politique. Le chef d’entreprise multiplie même les signaux contraires puisqu’après avoir prêté son yacht à Nicolas Sarkozy en 2007, il qualifie en 2013 Anne Hidalgo de formidable​.

De son côté, Eric Zemmour est chroniqueur depuis 2003 de l’émission « Ça se dispute » ​sur la chaîne d’information du groupe Canal, Itélé. Mais à la fin de l’année 2014, il est évincé après avoir déclaré dans le Corriere della Sera que les musulmans « vivent entre eux, dans les banlieues » et que « cette situation d’un peuple dans le peuple […] nous conduira au chaos et à la guerre civile ».

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Une décision prise sans l’accord du nouveau chef de Vivendi. Il s’agit de la première colère de Vincent Bolloré alors qu’il n’avait pas encore pris les commandes de la chaîne, il était furieux de ne pas avoir été consulté​, raconte Raphaël Garrigos qui a rédigé, avec Isabelle Roberts, plus de 170 articles sur le site d’informations Les Jours consacré à « l’empire » Bolloré.

Le tournant du groupe Canal

Privé d’Eric Zemmour, Vincent Bolloré, qui n’a pas souhaité s’entretenir avec nous, se rabat sur la grille des programmes de Canal. Exit « Le Zapping »​, « Les Guignols » ​sont progressivement vidés de leur substance puis supprimés et « Le Petit Journal » ​en profite pour migrer sur le groupe TF1 et devenir « Quotidien » en 2016.

Sur Itélé aussi, le changement ne se fait pas attendre. En octobre 2016, la chaîne recrute Jean-Marc Morandini, mis en examen pour corruption de mineur (l’animateur a été renvoyé devant le tribunal correctionnel en novembre 2021). La rédaction s’embrase et malgré 31 jours de grève, un record, la direction ne cède pas. Une centaine des 120 journalistes quittent alors la chaîne qui est renommée CNews.

En 2019, le chemin d’Eric Zemmour et de Vincent Bolloré se croise enfin. « Depuis plusieurs années, Serge Nedjar (directeur général de CNews) me proposait de revenir à l’antenne. Bolloré a fini par m’inviter à le rencontrer en juin 2019. Le déjeuner s’est avéré chaleureux et sympathique. Il me propose de venir tous les soirs à l’antenne », racontait Eric Zemmour en août 2020 dans une interview à Valeurs Actuelles .

Zemmour est de retour

À l’automne 2019, RTL cesse sa collaboration avec Eric Zemmour à la suite d’une condamnation à la haine religieuse du chroniqueur. CNews en profite et s’offre les services du polémiste, au nez et à la barde de BFMTV et de LCI qui lui proposaient aussi un contrat. À son arrivée, les gens n’étaient pas très chauds, il y avait une rumeur de grève​, se souvient un ancien journaliste de CNews. Mais la rédaction était tellement traumatisée par ce qui s’était passé à Itélé que personne n’osait parler​, ajoute un autre.

Entre-temps, la chaîne a déjà amorcé sa mue. Tout s’est mis en place très vite. CNews a repris le concept de l’émission de débat entre éditorialistes et l’a poussé à son paroxysme​, raconte Raphaël Garrigos. L’émission de Pascal Praud, « L’Heure des pros » ​est le symbole du nouveau visage de la chaîne: l’animateur débat avec ses invités des sujets polémiques du moment. Le commentaire précède l’analyse de l’information​, constate François Jost, professeur émérite à la Sorbonne Nouvelle et spécialiste des médias..

Rien de révolutionnaire, sauf que la composition des plateaux de l’émission interroge. Le postulat de CNews est de dire que toutes les opinions doivent se confronter. Or, la balance penche complètement vers la droite et l’extrême​, remarque encore François Jost. Des personnalités comme Charlotte d’Ornellas (Boulevard Voltaire) ou Jean Messiha (ancien du FN) sont le symbole d’une droitisation des chroniqueurs. Une stratégie qui rencontre un certains succès puisque les audiences remontent progressivement et que la chaîne concurrence de nouveau BFMTV.

« La tête de gondole de CNews »

Eric Zemmour apparait alors comme la dernière pièce du puzzle construit par Vincent Bolloré. Il devient rapidement la vitrine et la tête de gondole de CNews avec l’horaire le plus exposé et la meilleure audience​, poursuit Raphaël Garrigos.

Dans l’émission « Face à l’Info »​, Eric Zemmour trône en majesté. À l’inverse de « Ca se dispute » ​où il devait faire face à la contradiction de Christophe Barbier puis de Nicolas Domenach, Eric Zemmour occupe cette fois seul le devant de la scène. Les autres chroniqueurs, parmi lesquels Marc Menant, sont réduits aux seconds rôles et l’animatrice Christine Kelly se risque rarement à interrompre le chroniqueur vedette.

Dans ce climat, Eric Zemmour peut dérouler sa pensée, jusqu’au dérapage. Le 23 octobre 2019, le chroniqueur déclare être du côté du général Bugeaud ​qui, lorsqu’il arrive en Algérie, commence à massacrer les musulmans et même certains juifs​.

Des propos qui créent la consternation et qui poussent la chaîne à diffuser l’émission avec un différé de 30 minutes pour pouvoir couper si besoin un passage de l’émission qui tomberait sous le coup de la loi.

CNews accompagne la mue du polémiste

Un dispositif pas suffisant pour épargner une nouvelle procédure à Eric Zemmour et CNews. Fin septembre 2020, le chroniqueur déclare que les mineurs isolés étrangers sont voleurs​, assassins ​et violeurs​. Pour ces propos, le CSA inflige une amende de 200 000 € à la chaîne et Eric Zemmour est poursuivi par la justice. Le parquet a requis 10 000 € d’amende, la décision sera rendue le 17 janvier, en pleine campagne présidentielle.

Car depuis, Eric Zemmour a quitté le costume de l’éditorialiste pour celui du candidat: dès le mois de juin 2021, Eric Zemmour laisse entendre qu’il pense à la présidentielle. En septembre, le chroniqueur sort un nouveau livre et organise une tournée dans toute la France.

Le CSA réagit et demande aux médias de décompter le temps de parole d’Eric Zemmour comme celui d’un homme politique. Après avoir déclaré vouloir maintenir le polémiste à l’antenne, CNews fait finalement volte-face et écarte le candidat à contrecœur. Eric Zemmour ne disparait pas pour autant de CNews, bien au contraire. Selon les chiffres du CSA, il est de loin la personnalité qui a eu le plus de temps de parole sur la chaine au mois d’octobre.

Dans notre graphique ci-dessous, nous avons comparé le temps de parole de six personnalités politiques sur les quatre chaines d’information en continu en octobre. À l’époque Valérie Pécresse n’avait pas encore été désignée candidate Les Républicains, ce qui peut expliquer son faible temps de parole.

À noter que selon les derniers chiffres publiés par le CSA, le déséquilibre a été moins marqué en novembre puisque sur CNews, c’est Emmanuel Macron qui a eu le plus de temps de parole. En revanche, CNews reste, de loin, la chaîne d’informations qui accorde le plus de place aux propos d’Eric Zemmour.

La France insoumise reléguée la nuit

Ces chiffres, s’ils ont déjà édifiants, ne prennent pas en compte le moment de la journée où sont diffusées les prises de parole des candidats. Le CSA nous a assuré être très vigilant sur cette question. Début décembre, il a adressé une mise en garde à CNews pour avoir relégué une grande partie des prises de parole de l’exécutif et de La France insoumise, entre minuit et 5 h 59 du matin.

Entre le 1er octobre et le 15 novembre, plus de 82 % du volume total des interventions des membres de l’exécutif et plus de 53 % du temps de parole des représentants de La France insoumise ​ont été diffusés dans cette tranche horaire, a noté le CSA. En cas de récidive, la chaine s’expose à des sanctions.

Par ailleurs, hors période électorale (celle-ci débute le 1er janvier pour le CSA), le temps d’antenne n’est pas décompté. Ce dernier regroupe le temps de parole des candidats mais aussi les interventions de soutien à sa candidature et l’ensemble des séquences qui lui sont consacrées, dès lors qu’elles ne lui sont pas explicitement défavorables​, explique le CSA.

« Il y a eu un tournant »

Et c’est dans cette brèche que s’engouffre CNews multipliant les débats liés à Eric Zemmour. Par exemple, le 15 novembre, sur une heure et demie d’émission, « L’Heure des pros » ​a consacré près des deux tiers de ses débats aux déclarations d’Eric Zemmour au Bataclan. Un sujet qui reviendra presque dans toutes les émissions de la journée sur la chaîne.

Le reste du temps, les informations générales sont réduites au minimum et les débats tournent essentiellement autour de faits divers. Au début, il y avait encore de vrais journaux. Mais depuis l’année dernière il y a eu un tournant​, constate l’un des anciens journalistes de CNews interrogé. Parfois le matin quand tout le monde ouvrait avec le Covid ou presque, nous on allait privilégier un fait divers…​, poursuit-il. Une accumulation de sujets qui renforce le sentiment d’insécurité, dénoncé par Eric Zemmour.

Contactée la direction de CNews n’a pas voulu nous répondre officiellement mais réfute être un média d’opinion. Elle explique notamment qu’elle compte plusieurs chroniqueurs étiquetés à gauche. Laurent Joffrin est l’un d’entre eux.

Un média d’opinion ?

L’ancien directeur de la rédaction de Libération affirme disposer d’une liberté totale de propos lorsqu’il se rend sur la chaîne. Ce sont des débats virulents mais vous avez le temps de développer votre propos​, explique-t-il.

Le journaliste a toutefois conscience d’être un protagoniste minoritaire ​dans une chaine majoritairement contre vous​. Est-ce que CNews est un média d’opinion ? Eux s’en défendent mais le choix des sujets et la composition des plateaux fait que cela penche plus d’un côté que de l’autre , poursuit Laurent Joffrin.

Fin août, le CSA a adressé une mise en garde à CNews pour absence de diversité des points de vue exprimés ​dans deux émissions de « L’Heure des Pros » ​consacrée à la tribune controversée de militaires. En novembre, la chaîne a aussi provoqué la polémique en invitant Renaud Camus, écrivain d’extrême droite à l’origine de la théorie complotiste du « grand remplacement ».

Malgré ce constat, Laurent Joffrin ne compte pas boycotter la chaîne comme le fait Europe-Ecologie-les-Verts depuis novembre 2020. Si vous n’y allez pas, il n’y a plus que des gens de droite , explique-t-il.

TPMP « reproduit la stratégie victimaire » de Zemmour

Un biais qui n’est pas propre qu’à CNews. Vincent Bolloré n’a pas seulement mis au pas une chaîne d’information, il s’est aussi attaqué à des programmes plus inoffensifs en apparence​, observe Claire Sécail, chargée de recherche au CNRS. Depuis la rentrée, la chercheuse s’intéresse particulièrement à l’émission phare de C8 (autre chaîne du groupe Vivendi), « TPMP », présentée par Cyril Hanouna.

Ici encore, Eric Zemmour occupe une grande partie des discussions politiques. Non seulement les courants d’opinion ne sont pas tous représentés mais ils sont surtout très inégalement traités​, constate Claire Sécail. Elle estime que l’émission de Cyril Hanouna se concentre uniquement sur Emmanuel Macron et Eric Zemmour pour faire la promotion d’un match à deux ​et délaisse largement les autres candidats.

Et quand l’émission évoque Eric Zemmour, elle reproduit la stratégie victimaire ​du candidat d’extrême droite, notamment sur les réseaux sociaux, comme le montre le tweet ci-dessous.

D’apparence très éloignées sur le fond, CNews et C8 peuvent parfois afficher une complémentarité étonnante. Le 20 octobre, Eric Zemmour pointe un fusil sur un journaliste au salon de l’armement. Si l’ancien journaliste prône l’humour, l’image fait rapidement le tour des réseaux et la polémique enfle. Le soir, Gauthier Le Bret était envoyé chez Hanouna pour décrypter la séquence. Il a été briefé par la direction pour dédramatiser le truc​, raconte un ancien journaliste de CNews.

L’émission « TPMP » peut-elle pour autant être cataloguée comme pro-Zemmour ? On sent bien que Cyril Hanouna et ses chroniqueurs ne sont pas sur cette ligne. D’ailleurs, on trouve du répondant aux propos d’Eric Zemmour mais c’est dans le registre émotionnel. Ils sont indignés par tel ou tel propos mais il n’y a pas de véritable échange d’arguments​, poursuit Claire Sécail. Et quand cela devient trop technique, Cyril Hanouna met rapidement le ola pour ramener l’émission sur une logique de conversation.

Comme un symbole, « Face à Baba »​, l’émission présidentielle de Cyril Hanouna a invité Eric Zemmour pour sa première. Si le candidat d’extrême droite a débattu avec cinq opposants, cinq soutiens étaient aussi présents. Parmi eux, on retrouve trois habitués de CNews et pas des moindres : la chroniqueuse Charlotte d’Ornellas, le consultant Eric Revel et la journaliste Christine Kelly. Contacté, C8 n’a pas répondu à nos sollicitations.

Allier business et idéologie

Cyril Hanouna ne serait qu’un maillon de la toile que semble tisser Vincent Bolloré. Depuis juillet 2020, le groupe Vivendi est devenu le premier actionnaire d’Europe 1 et le virage de la radio a été tout aussi soudain.

Arrivé de Valeurs Actuelles, Louis de Raguenel est devenu le chef du service politique. Plusieurs émissions de CNews, dont celle de Sonia Mabrouk ou celles de Laurence Ferrari sont aussi diffusées sur la chaîne de radio. Ce qui est surtout spectaculaire, c’est l’arrivée d’une tripotée de chroniqueurs comme Charlotte d’Ornellas ou Jean-Claude Dassier​, constate Raphaël Garrigos. Grâce à cette acquisition, Vincent Bolloré peut toucher 2,5 millions d’auditeurs chaque jour, un public plus large que celui de CNews.

L’empire du milliardaire breton pourrait encore s’étendre puisque Vivendi va lancer une OPA sur le groupe Lagardère dès février et pourrait récupérer deux titres de presse emblématiques : le Journal du Dimanche et Paris Match. L’éditeur Hachette pourrait aussi tomber dans le giron de l’homme d’affaires.

La réussite de Vincent Bolloré, c’est d’avoir réussi à allier le business, qui est souvent quelque chose d’apolitique, à son idéologie​, résume Raphaël Garrigos. Une idéologique personnifiée par Eric Zemmour. Je suis persuadé que s’il avait trouvé un polémiste excellent d’extrême gauche, il ne l’aurait pas pris.