AP- Juin 2020, Médenine, Sud de la Tunisie. Nurah*, 23 ans, vit dans un foyer pour demandeurs d’asile. Elle a fui l’Érythrée en 2016 et a traversé la Libye avant de se réfugier en Tunisie. Elle porte un jeune enfant sur ses genoux. Son parcours ressemble à celui de dizaines de milliers de personnes qui sont tombées entre les mains de trafiquants d’êtres humains en Libye. Aujourd’hui, Le Point Afrique décide de le diffuser pour rendre compte des atrocités subies par les victimes de ces réseaux. Le 19 octobre, les Pays-Bas ont inscrit l’un de ces trafiquants sur leur liste des personnes les plus recherchées.
Le Point Afrique : Pourquoi avez-vous décidé de quitter l’Érythrée ?
Nurah : Il n’y a pas de liberté en Érythrée. Je ne pouvais pas subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. Et puis j’étais forcée de rejoindre le service militaire. (En Érythrée, le service militaire est à durée indéterminée, NDLR.) J’avais 19 ans. J‘ai donc décidé de traverser la frontière, à pied. J’étais avec mon petit-ami, Ali*. Cela nous a pris neuf jours. Nous avons suivi des hommes que je ne connaissais pas et qui nous montraient le chemin. C’est 70 000 nakfas érythréens (4 000 euros, NDLR). Nous marchions la nuit, nous nous reposions le jour. C’était difficile. Nous avions soif, nous avions faim. Les chaussures que nous portions n’étaient pas assez solides pour nous protéger des pierres et des chemins dans les bois que nous avons traversés.
Où êtes-vous arrivés ?
À Khashm el-Girba (dans l’est du Soudan, NDLR). Nous sommes restés là-bas assez longtemps, car j’attendais que l’argent me soit transféré pour mon voyage. Les 70 000 nakfas, c’est pour payer le passage de l’Érythrée jusqu’à Khartoum. Ma mère a collecté cette somme auprès des lieux saints, comme les mosquées. Pendant ce temps, j’étais enfermée. Je ne sais pas exactement qui sont ces gens, les passeurs. Ce sont des Arabes. Tellement de choses arrivent le soir aux femmes? le viol. Jusqu’à ce qu’on ait payé, nous ne sommes que? Ils font ce qu’ils veulent. Ils nous violent. Je suis restée plus d’un mois là-bas.
Après un mois à Khashm el-Girba, où êtes-vous allés ?
À Khartoum. C’est un voyage illégal. Vous êtes confinés dans un pick-up. Vous ne savez pas dans quelle direction vous allez. Ils vous couchent et vous couvrent avec une tente.
Comment ça s’est passé à Khartoum ?
Nous n’avions pas de contact sur place. Nous nous sommes débrouillés seuls. J’ai travaillé un peu. Je faisais du nettoyage. Puis j’ai eu un problème de santé, alors j’ai arrêté le travail. J’avais une infection de l’utérus et un problème gastrique. Je ne sais pas si c’est à cause des viols. Mais ça a commencé quand je suis arrivée à Khartoum.
Après un an, nous avons décidé de partir. Je voulais aller en Libye. Vous savez, quand j’ai quitté mon pays, c’était pour pouvoir subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. Mais au Soudan, j’ai trouvé une situation encore pire que celle que j’avais quittée. Ils vous demandent votre identification. Si vous n’avez pas d’identification, ils vous arrêtent. Alors, j’ai décidé de partir.
Comment avez-vous trouvé un passeur ?
Par des gens. Je n’ai pas conclu de deal avec le passeur, parce qu’à ce moment-là j’étais fatiguée de la situation et je voulais juste aller en Libye, traverser la mer. Je ne pensais pas à l’argent.
Mais vous aviez peur du passeur ?
Oui. Mais je n’avais pas le choix. Au moment où j’ai décidé de partir, je n’avais pas beaucoup de temps ou d’espace pour réfléchir à tout ou me rendre compte de ce qui pourrait m’arriver plus tard en Libye. Et puis, même si on a un deal avec son passeur, c’est sûr que, de toute façon, ce n’est pas le montant qu’ils vous feront payer plus tard. Et j’étais sûre que ma famille n’aurait pas payé un penny pour moi. Mais je n’avais pas le choix. Donc j’ai simplement décidé de partir.
Comment était organisé votre voyage ?
Nous avons voyagé en pick-up, mais cette fois nous n’étions pas couverts. C’était le Sahara. C’est difficile, la traversée du Sahara. Nous avions faim et soif. Et ils roulent très vite. Nous étions nombreux, près de soixante personnes par véhicule. Nous sommes arrivés à Kufra (dans le sud-est de la Libye, NDLR). C’est un lieu de transit avant d’être transféré à Bani Walid (dans le nord-ouest de la Libye, NDLR). Ils séparent d’abord les hommes des femmes. Ensuite, ils nous appellent par passeur. Chacun a son passeur. Le mien était érythréen. Je ne me souviens pas combien de temps je suis resté à Koufra. C’est un peu sensible.
Ensuite, vous avez été transférée à Bani Walid ?
Oui, dans une maison. Au premier étage vivait une famille libyenne. Au second étage, c’était nous. Il y avait des tapis au sol, et c’était là que nous dormions. La maison était petite et nous étions cinquante détenus, peut-être plus. Hommes et femmes. Il y avait des Érythréens et des Égyptiens. Les gérants nous demandaient de payer 3 800.
3 800 dinars ou dollars ?
Je ne me souviens plus? Mon passeur était d’Érythrée et il travaillait avec des Libyens. Ils prenaient les femmes à l’extérieur. Ils nous violaient. Nous les femmes, nous n’étions pas nombreuses. Ils prenaient simplement l’une d’entre nous. C’est comme ça.
C’est arrivé souvent ?
Oui, bien sûr? Là-bas, ils nous battent pour que nos familles s’inquiètent et payent l’argent rapidement. Parfois, nous étions battus. Par moment, ils nous aspergeaient d’eau chaude. Ça brûlait.
Combien de temps êtes-vous restée là-bas ?
(Silence). Je suis restée deux ans. J’ai payé très tard. Le temps que je reste, certains ont pu partir, mais je ne sais pas où. C’est ma famille qui a payé pour moi finalement. Moi, je n’avais pas d’argent. Je les appelais au téléphone. (Généralement, les victimes des trafiquants d’êtres humains sont forcées d’appeler leur famille avec les téléphones de leurs ravisseurs pour leur demander de payer la rançon, NDLR.)
Ils nous battaient tellement? Par exemple, ils nous liaient les pieds. Puis ils nous accrochaient au plafond et ils nous battaient. La tête en bas, les pieds en l’air. Ils nous battaient à tour de rôle. Ils te laissent là jusqu’à ce que tu sois inconscient. Cela se passait dans la même pièce que celle où nous vivions. Après un certain temps, ils nous ont transférés dans un entrepôt. Là-bas, c’était la même chose.
Est-ce là que vous êtes tombée enceinte ?
Oui. Je ne sais pas qui est le père. Ali* était avec moi. Je n’avais pas pris de contraceptifs avec moi avant de partir. Donc je n’en avais pas quand les viols sont arrivés. Et même après avoir réalisé ma grossesse, je n’avais pas de quoi réagir.
Comment réagissait Ali quand vous vous faisiez violer ?
Que pouvait-il faire ? Lui aussi se sentait mal. Mais lui aussi était détenu, comme moi. Et il n’y avait rien qu’il puisse faire.
Est-ce que vous avez été libérés après avoir payé l’argent ?
Mon passeur voulait nous vendre. Il nous a transférés dans la première maison. Nous étions détenus. Puis nous avons réussi à nous enfuir. C’était un coup de chance, une coïncidence. Ils ne nous surveillaient pas. Ils dormaient tous. Donc nous nous sommes enfuis. Nous marchions sans savoir où nous allions.
Après avoir marché longtemps avec Ali. J’ai commencé à avoir mal à la jambe. Nous avons vu un poste de police. Après, je ne me souviens plus. J’étais épuisée. Il y avait la grossesse en plus. Nous ne pouvions faire confiance à aucun Libyen puisque même les policiers sont des voleurs. Si je me souviens bien, les policiers nous ont dit d’attendre un peu, mais nous avions peur qu’ils nous vendent.
Savez-vous ce qui s’est passé ensuite ?
Je pense qu’Ali s’est mis sur la route pour chercher une voiture. Et je pense que c’est cet homme-là qui nous a emmenés dans un endroit appelé Tajoura (à l’est de Tripoli, NDLR). L’endroit où nous sommes arrivés, c’était un entrepôt (de trafiquants d’êtres humains). Il y avait déjà d’autres détenus dans cet endroit.
Moi, j’avais le droit de bouger, de sortir de la pièce et de marcher un peu parce que j’étais enceinte. Un jour, j’étais dehors, et j’ai vu que les gardes mangeaient. J’ai ouvert la porte aux autres. C’était l’opportunité que nous attendions. Ensuite, nous avons marché et finalement nous sommes arrivés ici, en Tunisie.
Pire? ! Je n’ai pas été aidée. J’ai accouché une semaine après mon arrivée. Le UNHCR m’a déposée à l’hôpital. Je n’avais pas de vêtements pour le bébé. Pour moi non plus, donc j’ai porté les mêmes vêtements pendant trois jours. [?] Ici, nous sommes discriminés. Ici, même si nous trouvons un travail, nous gagnons simplement de quoi se payer du pain ou d’autres petites choses. Je ne me sens pas en sécurité ici. Nous n’avons pas l’intention de vivre ici. Nous voulons partir.
*Pour protéger leur identité, les noms ont été modifiés.