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AP- « Vous avez été entendu trois fois par le juge d’instruction. Vous êtes-vous senti insulté ou menacé au cours de ces auditions ? » Ainsi le substitut du procureur militaire Sidi Becaye Sawadogo ouvre-t-il l’interrogatoire d’Élysée Ilboudo ce mardi 26 octobre peu avant midi, au 3e jour du procès de l’assassinat de Thomas Sankara et de douze de ses compagnons. L’homme filiforme qui se présente à la barre, démarche lente, mains croisées derrière le dos, est un militaire à la retraite de 62 ans. Issu du célèbre Centre national d’entraînement commando (CNEC) de Pô, au sud du Burkina Faso, il a été affecté à la sécurité du capitaine Blaise Compaoré, frère d’armes de Thomas Sankara, dès les premières heures de la révolution, en 1983, en tant que chauffeur. Le jeudi 15 octobre 1987, il conduisait l’un des deux véhicules du commando qui a exécuté l’ancien président Sankara, vers 16 h 30. Accusé par le parquet militaire de complicité d’attentat à la sûreté de l’État et d’assassinat, il a plaidé non coupable.

Si le magistrat prend cette précaution avant de dérouler ses questions, c’est parce que les procès-verbaux des auditions d’Élysée Ilboudo valent de l’or. Aussi ce soldat de première classe, qui peine à s’exprimer en français et fait reformuler les questions, n’est-il pas qu’un accusé ici. « C’est le témoin capital. Il n’y en a pas deux comme lui dans ce dossier. Les 11 autres accusés, vous le verrez ces prochains jours, ne parlent pas, contestent tous les faits ou disent qu’ils étaient absents. Mais lui a révélé le mode opératoire, le trajet du commando? c’est le seul qui parle dans ce dossier », confie l’un des avocats des parties civiles, Me Ferdinand Nzepa.

Tout l’enjeu de cette audience, qui va prendre fin ce jeudi 28 octobre vers 16 h 30, est donc que l’homme ne se rétracte pas. Qu’il aille au bout. « Il faut être très serein. Ici, le procureur vous accuse, mais nous, on ne vous accuse pas, on vous juge. Défendez-vous convenablement, sans peur, sans gêne », rassure d’entrée de jeu Urbain Meda, président de la chambre de première instance du parquet militaire. Et les premiers mots d’Ilboudo sont prometteurs. Il reconnaît les faits. Prend lui aussi une précaution : « Vous savez, un soldat a un chef. » Le sien était Hyacinthe Kafando, chef de la sécurité de l’ancien président Blaise Compaoré. Soupçonné dans cette affaire d’avoir été le chef du commando qui a exécuté 13 hommes ce 15 octobre 1987, il a fui le pays en 2015 et n’est pas présent au procès, à l’instar de Blaise Compaoré.

Un commando parti du domicile de Blaise Compaoré

Tout commence donc, selon Ilboudo au domicile, de Blaise Compaoré, non loin de l’ex-Assemblée nationale. Des membres de sa garde rapprochée y jouent aux dames et aux boules près de l’entrée de la villa et de la « maisonnette » qui leur sert de lieu de repos. « Hyacinthe Kafando nous commandait. Il a dit : « Élysée, prends la voiture, on va au Conseil de l’entente (ex-organisation régionale devenue en 1983 le siège du pouvoir révolutionnaire, NDLR). » Il m’a dit de prendre mon arme », poursuit-il. Il est environ 16 heures, deux voitures démarrent. Ils sont cinq dans la 504 blanche de fonction de Blaise Compaoré ? resté à son domicile ? et quatre dans la « Galante rouge-bleu » que conduit Élysée Ilboudo. Chacun a son pistolet automatique à la ceinture et une kalachnikov, avec trois ou quatre chargeurs. En sus, dans le coffre, des fusils-mitrailleurs avec 120 cartouches et des armes antichars RPG-7.

Une fois au Conseil de l’entente, le convoi fait escale au bâtiment Togo, où Blaise Compaoré a un pied-à-terre, à l’étage. Quand Kafando redescend, les événements s’enchaînent. Il intime à Ilboudo l’ordre de démarrer, puis d’accélérer. Une fois devant le bâtiment Burkina, où Thomas Sankara, président du Conseil national révolutionnaire, avait établi son secrétariat, Kafando donne « un coup de volant ». La voiture s’encastre alors devant la porte du couloir menant au secrétariat. « Ils sont descendus de voiture avec leurs armes, j’ai entendu les tirs », poursuit l’accusé, selon qui Hyacinthe Kafando a tiré le premier en se dirigeant à l’intérieur du bâtiment. La première victime est un garde du corps de Sankara. Il affirme avoir vu ensuite Thomas Sankara sortir, en survêtement, et vraisemblablement non armé. « Il a dit : « Il se passe quoi ? » Et il a reçu des tirs », narre-t-il. « Qui a tiré sur Thomas Sankara ? » lui demande le substitut du procureur Sidi Becaye Sawadogo. « Je ne peux pas préciser qui a tiré, j’étais dans la voiture, ça faisait « tsssss », parce que ça fuyait, le radiateur était gâté. » « Vous avez dit lors de votre audition qu’après avoir reçu une rafale il s’était affaissé sur les genoux avant de tomber sur le côté gauche. »

Présence de Gilbert Diendéré au Conseil de l’entente

Ilboudo a beau répondre « présent » à tout-va dès que son nom est prononcé, il bredouille souvent des mots ou expressions inaudibles. Entre stratégie d’évitement et difficultés évidentes à décrypter les questions et fouiller dans sa mémoire. « J’ai dit ça ? », « je ne me rappelle pas », « je me revois pas », « c’était il y a longtemps », réplique-t-il fréquemment au cours de ces deux jours d’interrogatoire. De nombreuses zones d’ombre subsistent. Lors de son audition par le juge Yameogo d’octobre 2016, il a déclaré : « On a tiré sur les gens en désordre. » Mais qui est ce « on » ? Et où est passée sa kalachnikov, qui, selon lui, ne se trouvait plus coincée sur le côté droit de son siège au moment des tirs ? Comment a-t-il pu la retrouver dans la soirée au domicile de Blaise Compaoré ? un « flou qui n’est pas tolérable », selon le président de la cour ? Qui a financé son évacuation médicale et ses soins en France après son accident de la route en 1989 ?

Et surtout, pourquoi s’enferre-t-il dans le silence dès qu’on lui demande de confirmer son témoignage au sujet de Gilbert Diendéré ? Il déclarait en effet en octobre 2016 avoir vu ce fidèle bras droit de Blaise Comporé, chargé de la sécurité au Conseil de l’entente, sur les lieux du crime à son arrivée. Il était, selon lui, en tenue militaire, sous un hangar, en train de s’entretenir avec ses hommes. Or le général Diendéré, principal accusé présent à ce procès, et assis à quelques mètres d’Ilboudo, maintient que, comme chaque jeudi, jour du sport de masse durant la révolution, il était en train de faire du sport. Et donc habillé en civil.

Les interrogatoires sont poussifs, le parquet s’agace parfois. « Quand vous partez avec des kalachnikovs, ce n’est pas pour tirer des oiseaux ? » On vous évacue en France, mais vous ne savez pas qui prend en charge les frais ? Vous ne remerciez personne à votre retour ? » Et de déplorer sa « stratégie du silence » sur bien des points. Les avocats de la partie civile se montrent plus prévenants. « Vous êtes le seul courageux dans ce dossier, vous avez parlé à plusieurs reprises, trois fois seul avec le juge et trois fois seul en confrontation », commence Me Nzepa. Puis : « Vous voyez des hommes tirer sur le président Sankara et vous ne leur dites pas d’arrêter ? » « Si moi je parle, on va me faire la même chose qu’à Thomas Sankara, lâche Ilboudo. Donc je reste calme dans la voiture. J’ai vu que, derrière, il y avait d’autres morts. »

« Il faut aller au bout, vous êtes en train d’écrire l’histoire », l’encourage Me Nzepa. Il enchaîne : « Pourquoi, quand on en arrive à Gilbert Diendéré, vous ne vous souvenez plus de rien ? Pouvez-vous nous dire si vous vous souvenez de l’avoir vu au Conseil de l’entente ? » « Je ne peux pas », répond Élysée Ilboudo. Le président de la cour Urbain Meda use de toute sa rondeur. « C’est beaucoup de prendre sur vous pour protéger certaines personnes et ce n’est pas sûr que ça vous rende service. On dit « faute avouée à moitié pardonnée ». Le juge d’instruction a-t-il inventé, a-t-il menti ? » « On m’a laissé libre de parler comme je veux », concède Ilboudo à propos de son audition. Le magistrat revient à la charge le lendemain matin, et interrompt l’interrogatoire de Me Guy-Hervé Kam, avocat des parties civiles : « Pourquoi, dès qu’on parle de Diendéré, vous ne vous souvenez plus, Ilboudo ? » « Ces questions, vous m’attaquez dedans », souffle l’accusé. « Personne ne vous attaque, réplique le magistrat. Si ce qu’a écrit le juge d’instruction n’est pas vrai, on doit le savoir. » « C’est moi-même qui avais dit », reconnaît enfin Ilboudo à propos de la présence de Gilbert Diendéré au Conseil de l’entente. « Si vous vous sentez en insécurité, vous nous dites, l’État du Burkina Faso va vous protéger », reprend le président Urbain Meda.

« Vous avez été enfermé deux ans à la Maca (Maison d’arrêt et de correction des armées, où est également incarcéré le général Diendéré, NDLR). Avez-vous été menacé ? » est intervenu le conseil de Diendéré, Me Abdoul Latif Dabo. « Non. » « Pourquoi avez-vous dit que vous aviez peur ? » « J’ai peur de causer du désordre que je ne devrais pas causer. » « Est-ce qu’on vous a proposé de l’argent pour ne pas dire que vous aviez vu Gilbert Diendéré sous un hangar ? » « On ne m’a pas proposé d’argent », a lâché, penaud et visiblement fatigué, Ilboudo, assis sur sa chaise de velours rouge.

Demande d’expertise psychiatrique de la défense

De son côté, MÉliane Kaboré, avocate d’Élysée Ilboudo, est intervenue brièvement. « J’ai noté que mon client avait dit 35 fois « je ne me souviens pas ». Il n’a pas pu me donner le nombre de ses enfants. Tantôt c’est cinq, tantôt c’est 7. En réalité, c’est six. Son épouse dit aussi que, depuis sa mise en cause, il lui arrive de parler seul. Une expertise psychiatrique s’impose pour savoir s’il est en état de recevoir un jugement », a-t-elle requis. « Mais qu’est-ce que l’expertise devra déterminer exactement  ? » lui a opposé Me Prosper Farama, pointant en creux une requête peu motivée. « Parler seul est la manifestation de quelle maladie ? » a abondé, ironiquement, le substitut du procureur militaire Sawadogo, alors que son confrère Arsène Sanou pointait, lui, « une tare imaginaire ». La requête, jugée recevable au fond, a été rejetée comme injustifiée par la cour.

Le procès a repris ce jeudi 28 octobre avec l’audition d’un autre des 14 coaccusés, Idrissa Sawadogo.