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AP- Cyber-espionnage, fabrique de l’opinion… Le collectif d’investigation Forbidden Stories a enquêté sur les opérations d’influence et de manipulation de l’information menées par des agences très discrètes.

Casser la crédibilité d’un lanceur d’alerte, lancer une campagne de dénigrement sur un concurrent, faire monter l’une ou l’autre fake news, et même, faire reculer la date d’une élection africaine… Dans le cadre du projet «Story Killers», une équipe de journalistes d’investigation coordonnée au sein du collectif Forbidden Stories (dont Le Soir et Knack, en Belgique) a enquêté sur les mercenaires de la désinformation. Tapis dans l’ombre, ceux-ci tentent d’influencer les opinions publiques sur les réseaux sociaux, et/ou à l’aide du cyber-espionnage, agissent au sein du monde politique et de celui des affaires.

En se faisant passer pour des intermédiaires d’un potentiel client français, trois journalistes du consortium ont notamment participé à plusieurs rendez-vous avec des groupes offrant une vaste gamme de services illégaux, comme le piratage de boîtes mail ou la construction de campagnes d’influences via des faux profils sur les réseaux sociaux. L’une de ces agences, la dénommée «Team Jorge» d’après le pseudonyme de son chef, est au cœur de l’enquête de Forbidden Stories.

Cette discrète entreprise israélienne serait dirigée par Tal Hanan, un ancien des forces spéciales israéliennes. Auprès des journalistes, Hanan a indiqué avoir participé à 33 manipulations de campagnes électorales et d’élections nationales, notamment au Kenya et au Nigéria. Quelque 27 missions se seraient soldées par un succès, s’est vanté l’homme d’affaires durant les six heures de conversations enregistrées secrètement par les journalistes. Ce genre d’ingérences électorales serait ainsi facturée autour de 6 millions d’euros.
 
Un catalogue de 40.000 faux profils

Pour manipuler les médias sociaux, la «Team Jorge» a développé sa propre plateforme, Aims, permettant de créer des comptes d’utilisateurs vérifiés. En Janvier 2023, elle disposait près de 40.000 faux profils. En surjouant (ou en minorant) sur le Web l’importance de scandales, ces avatars peuvent contribuer à faire changer la perception d’une information ou à instrumentaliser des thématiques sociétales.

Comme l’explique Radio France (qui a participé à l’enquête), l’entreprise israélienne serait intervenue dans le référendum, non reconnu par le gouvernement espagnol, organisé par les indépendantistes catalans en 2014, selon le site de Radio France.

Sous les yeux des journalistes sous couverture, Jorge aurait également démontré sa capacité à prendre le contrôle de messageries privées de hauts responsables africains, et à envoyer à l’insu de ses victimes des messages à leur nom. Forbidden Stories dit avoir pu constater, chez l’un des destinataires visés, que la technique fonctionnait.
 
Un journaliste de BFM TV recruté?

Tal Hanan a aussi affirmé pouvoir «recruter» des journalistes au sein de grands médias internationaux. «L’Union européenne annonce un nouveau train de sanctions contre la Russie. (…) Des sanctions à répétition qui font craindre le pire aux constructeurs de yachts à Monaco ; le gel des avoirs des oligarques met leur secteur en grande difficulté. (…) (Ils) en appellent au prince Albert pour éviter de couler : 10.000 emplois sont en jeu sur la Côte d’Azur». Ce texte a été lu par Rachid M’Barki, présentateur vedette de la chaîne française BFM TV, en décembre 2022.

Sauf que les constructeurs de yachts n’auraient jamais appelé le prince Albert à l’aide ; le chiffre de 10.000 emplois menacés serait par ailleurs une pure invention. Cette brève (un texte d’une quarantaine de secondes sur fond d’images illustratives) serait tout simplement une commande de la Team Jorge, pour le compte de l’un de ses clients.

Oligarques russes, Qatar, Soudan, Cameroun, Sahara « marocain » :  Rachid M’Barki aurait à plusieurs reprises lu à l’antenne des brèves sans validation de la rédaction en chef. Elles auraient été « fournies clés en main pour le compte de clients étrangers », selon le consortium d’investigation. En janvier, la chaîne d’information en continu a suspendu Rachid M’Barki et a ouvert une enquête interne. Interrogé en janvier par le site Politico, M. M’Barki a admis avoir «utilisé des infos qui (lui) venaient d’informateurs» et qui n’ont «pas forcément suivi le cursus habituel de la rédaction».

Rachid M’Barki a confessé une «erreur de jugement journalistique» qui l’aurait conduit à «rendre service à un ami», un certain Jean-Pierre Duthion, consultant média et lobbyiste. Contacté par Forbidden Stories, ce dernier a confirmé avoir effectivement «travaillé sur la rétention de yachts russes à Monaco qui ont entraîné des pertes d’emplois au niveau local». Il a refusé de dévoiler le nom du commanditaire de cette campagne.